"Mon pays, c'est là où mes enfants sont heureux"
C'est là où mes enfants sont heureux. Reportage / Macadam tribus / Radio Canada.
2004
Extraits de la rencontre des Souverains
avec Abla Farhoud
Mohamed Lotfi
Le bonheur a la queue glissante est le premier roman de l'auteure dramatique Abla Farhoud. D'origine libanaise, elle s'inspire de la vie de sa propre mère pour raconter l'histoire de Dounia, 75 ans, vivant à Montréal depuis 50 ans. À la page 22 du livre on peut y lire : « Mon pays, c'est là où mes enfants sont heureux. »
Quitter son pays, s'arracher à ses racines, c'est dur. Rien ne dit qu'y retourner après plusieurs années ne sera pas encore plus dur, surtout en laissant derrière une partie de soi, d'autres racines.
Comme dit si bien Abla dans ce reportage que je lui ai consacré, « Il n'y a pas de vrai choix sans vrai deuil... tant qu'on est coupé en deux, on ne peut pas sentir quelque chose qui ressemble au bonheur. »
Il y'a dans les paroles de cette femme, quelque chose de réconfortant pour quiconque a souffert de l'exil. Des mots lumières, des mots qui devraient sonner dans l'oreille de chaque immigrant.
Je ne remercierais jamais assez cette écrivaine d'origine libanaise d'avoir réussi en une phrase à résumer le sens que j'ai toujours donné à ma propre expérience d'immigrant.
Oui, mon pays, c'est là où mes enfants sont heureux.
J'ai rencontré Abla Farhoud en avril 1999, ainsi que ses deux enfants Aléka et Mathieu (Chafik de Locco Loccas). Ils m'ont parlé d'identité, d'immigration et du privilège d'avoir une grand mère qui donne l'amour et inspire le bonheur.
Jeudi 22 avril 1999
Abla Farhoud
"Le bonheur a la queue glissante"
Je quitte ma cellule
Je traverse les couloirs
Je salue mes amis
Je leur dis " à plus tard "
Je n' quitte pas Bordeaux
du moins pas encore
je m'évade dans les mots
et la musique des noirs
Ma vie est un roman
Ma vie est une chanson
Qui en est l'auteur
c'est toute la question
Des questions que je me pose
en vers et en proses
Je vous salue femme de mot et de lettre
Et je vous plaide notre cause
Abla Farhoud
Bienvenue parmi les
Souverains anonymes
1- Bonjour Abla Farhoud, femme de lettre, femme de paroles, femmes de mots. Tu es dramaturge, romancière et sûrement bonne cuisinière. Je ne connais pas tes recettes de cuisine. Mais je sais que tu as appelé ton premier roman " Le bonheur a la queue glissante " dans lequel le personnage principal fait beaucoup la cuisine. Mohamed nous a parlé de ton roman en long et en large. Il nous a lu des extraits et photocopié quelques chapitres. Avant d'aborder les grands thèmes de ce roman, faisons d'abord connaissance. Tu es d'origine libanaise. Parle-nous de toi, de ton enfance, et de ce qu'il reste de souvenirs du Liban en toi.. ?
2- Salut Abla, ton premier roman " Le bonheur a la queue glissante " raconte l'histoire d'une femme de 75 ans d'origine libanaise qui fait le bilan de sa vie. Veux-tu nous résumer comment une femme de 75 ans fait le bilan de sa vie à travers ses trois thèmes, le bonheur, l'identité et la vieillesse.. ?
3- Salut Abla. On a écrit que le génie de ton roman repose sur le fait que c'est une femme qui ne parle que l'arabe, qui raconte sa vie en français. Dans le roman, on comprend que c'est Myriam qui écrit la vie de sa mère. Donc, c'est la vie de Dounia tel que raconté par Myriam. Myriam c'est un peu toi. Et toi quelles ont été tes ressources pour fabriquer le personnage de Dounia.. Est-ce une femme en particulier ou plusieurs qui t'ont inspiré Dounia.. ?
4- Salut Abla, les Libanais sont connus pour leur grand attachement au Liban. Beaucoup n'ont pas de place dans leurs cœurs que pour un seul pays, c'est le leur. Donc, beaucoup de libanais immigrants rêvent du retour au Liban. Mais le personnage principal de ton roman fait exception à cette règle. À la page 22 de ton roman Dounia dit ceci "certains immigrants disent ~ Je voudrais mourir là où je suis né ~ Moi, non. Mon pays, ce n'est pas le pays de mes ancêtres, ni même le village de mon enfance, mon pays, c'est là où mes enfants sont heureux. " Avouez que ce n'est pas le genre de phrase qu'on entend d'un immigrant et surtout d'un immigrant libanais qui ne parle pas français. Qu'est-ce qu'on doit retenir de ces phrases, l'expression d'un sacrifice ou le choix d'une vie.. ?
5- Salut Abla, Pour ton personnage Dounia, son pays c'est là où ses enfants sont heureux. Est-ce que tu partages l'opinion de ton personnage.. ?
6- Salut Abla. Il y a un moment dans ton roman ou Dounia se dit ceci "un jour mes enfants me nourriront comme je les ai nourris, me changeront les couches, Mon Dieu faites que je meure avant ". Si Dounia n'était jamais sorti du Liban, elle ne se serait peut-être jamais dit ça. Qu'est ce qui fait qu'en occident, plus qu'ailleurs, une personne âgée se dit un jour "mon Dieu, faites que je meure avant ".. ?
7- Salut Abla, Moi j'ai entendu un jour ma grand-mère dire à mes parents "je veux mourir là où je suis né ". Son rêve s'est réalisé. Je ne suis pas vieux, mais je pense comme elle parce que je ne supporte pas l'idée de mourir dans un hospice pour vieillards. Un jour ou l'autre un immigrant se pose cette question. Toi est-ce que tu te la pose.. ?
8- Salut Abla. Dans ton roman il y a une scène que Mohamed nous a lue et que je trouve à la fois tragique et symbolique de la lâcheté humaine. Dounia est en enceinte de son troisième enfant. Elle n'a pas quitté encore son village pour le Canada. Son mari était déjà allé à Montréal pour préparer le terrain à sa famille. Il n'était pas présent aux deux accouchements de sa femme. Il s'apprêtait à un autre voyage. Dounia demande à son mari de rester pour l'accouchement imminent du troisième enfant. En réponse à cette demande, le mari de Dounia en présence de son père la frappe en plein visage avec son pied. Et pour couronner le tout son propre père vient lui dire : " Maudit soit ceux qui t'ont enfantée ". Ce genre de scène fait encore partie de notre réalité. À ton avis Abla, devant cette scène, lequel est le plus condamnable : Celui qui frappe.. ? Celle qui se fait frapper sans se défendre.. ? Celui qui ajoute les mots aux gestes.. ? Ou celui qui regarde sans rien faire.. ?
9- Salut Abla, je résume ton roman de cette façon : Voilà une famille libanaise qui quitte le Liban pour le Canada. Elle quitte l'orient pour l'occident. Elle quitte un pays pauvre pour un autre plus riche. Objectif de cette immigration, améliorer sa condition humaine en quête de bonheur. Résultat, le bonheur existe mais, il a la queue glissante. Le bonheur est éphémère. Question, le bonheur, est-il plus éphémère en occident qu'en orient… ?
10- Salut Abla, je m'appelle JP Lizotte. Depuis 21 ans de séjour en dedans, la prison est devenue mon pays. Quand je la quitte je deviens immigrant ! Je ressens tout ce qu'un immigrant peut ressentir lorsqu'il s'ennuie de son pays d'origine. Quand je suis en dedans, je veux sortir dehors. Et quand je suis dehors, je m'ennuie du dedans. Parfois je me dis " si j'avais eu une grand-mère ou un grand-père, les choses seraient peut-être différentes pour moi ". Mais comment avoir une grand-mère alors que je n'ai presque pas eu de mère ni de père. Les souvenirs que j'en garde font pleurer. Alors, je ne te les raconterai pas. Mais une grand-mère comme celle de ton roman, ce n'est pas donné à tout le monde.. Alors, je dis à ceux qui ont une grand-mère ou un grand-père, profitez-en.. Merci.
11- Salut Abla. Puisque le thème principal de ton roman c'est le bonheur, alors parlons-en. Dans la vie, j'ai côtoyé toutes sortes de bonheurs. L'artificiel, le synthétique, le cristal, l'illusoire, le faux, le petit, le glissant, l'éphémère, mais c'était le bonheur quand même, parce qu'il m'en reste un souvenir de plaisir. Faux plaisir, mais du plaisir quand même. On fait avec ce qu'on a. Est-ce que ta définition du bonheur se trouve dans le titre dans ton roman.. ?
12- Salut Abla, aujourd'hui, c'est la journée internationale du livre et des roses. Tu es notre invitée d'honneur. L'écriture est ton métier. Est-ce aussi ton bonheur.. ? Si oui, entre le théâtre et le roman, lequel te donne plus de bonheur.. ?
13- Abla Farhoud, je sympathise beaucoup avec le personnage principal de ton roman parce qu'il me rappelle ma propre grand-mère de qui je garde un souvenir inoubliable. J'étais en thérapie à Trois-Rivières quand un jour ma grand-mère s'est présentée pour me rendre une visite à laquelle je ne m'attendais pas du tout. Je lui ai dis "mémé, qu'est-ce que tu fais là.. ? ". Sa réponse : " Je suis venue te voir, je m'ennuyais de toi ". Elle était partie du Nouveau Brunswick en passant par Montréal jusqu'à Trois-Rivières juste pour me voir et repartir après une heure.. Sa visite était ma thérapie. C'était un des rares moments de bonheur de ma vie.. Ton roman " Le bonheur a la queue glissante " est un hommage à ma grand-mère et à toutes les mères devenues grands-mères. Je te remercie Abla Farhoud pour ce que tu es une femme de mots et de mémoire. Au nom de tous mes camarades, je te déclare Souveraine anonyme..