« Transcender des leçons de rue pour en faire des leçons de vie »
Les Souverains s'expriment sur le phénomène des gangs de rue
26 Octobre 2006
Reportage diffusé à l'émission Macadam tribus - Radio Canada
26 Octobre 2006
Depuis quelques mois, les gangs de rue sont plus que jamais à la mode dans tous les médias. Et pourtant, la police de Montréal a reconnu pour la première fois leur existence en 1989. On avait alors recensé 27 groupes et 314 membres connus. Aujourd’hui, la police identifie 25 gangs de rue «organisés», regroupant 1250 membres. C’est quatre fois plus qu’en 1989. Selon elle, de janvier à juin 2006, il y a eu 9 meurtres, 29 tentatives de meurtre et 779 arrestations, tous reliés au milieu des gangs de rue. Au cours des 16 dernières années, plus de 111 homicides survenus dans la région de Montréal étaient liés à des gangs de rue, dont 3 en 2005. 10 % des jeunes à Montréal seraient touchés, de près ou de loin, par ce phénomène…
Tout dernièrement, un homme derrière les barreaux m’a confié un rêve qu’il aimerait transformer en projet. En quittant la prison dans quelques semaines, Jean-Luc compte se préparer à réaliser le rêve de sa vie. Marcher de Montréal à Vancouver. Depuis son jeune âge, il rêve de contempler un jour le Pacifique et d’y plonger. Dans sa cellule, il lui arrive souvent de fermer les yeux pour se voir traverser des villes et des villages, des montagnes et des vallées. Marcher jusqu’au bout du monde pour quitter le territoire hostile. Retrouver sur la route ce que la rue lui a volé. Beaucoup de lui-même Pour cet homme de 46 ans, entreprendre maintenant une telle marche serait un moyen de couper le cercle vicieux entre la prison et la rue. Rattraper le temps perdu. Partir pour se refaire. Après avoir vécu une vie «de gang, de drogue, de haine et de guerre», Jean-Luc croit fermement aujourd’hui que seul un défi aussi grand pourrait donner un nouveau sens à sa vie. Et si la communauté pouvait l’honorer de son appui et donner un sens collectif à son projet : À 13 ans, Jean-Luc croyait avoir retrouvé dans la rue moins de violence que dans sa famille. Il fuyait surtout les coups de son père. Sans en faire officiellement partie, Jean-Luc a côtoyé dans la rue toutes sortes de gangs. Il a bien vu comment une bande d’amis peut s’avérer rapidement un gang criminel. Un gang avec des armes, une couleur, une discipline, un «code d’honneur» et un chef qui représente la figure rassurante d’un grand frère. Mais, contrairement à d’autres jeunes, Jean-Luc n’a jamais cherché à impressionner le chef pour se sentir quelqu’un. Pour fuir la rue, Jean-Luc a déjà pris la route plusieurs fois à pieds vers la Gaspésie. Il connaît l’Atlantique. C’est le Pacifique qu’il aimerait maintenant atteindre.
Les multiples passages de Jean-Luc en dedans lui ont appris à se découvrir autrement. C’est en prison qu’il s’est découvert un talent d’artiste et de poète. C’est en prison qu’il a créé ses plus belles sculptures et ses plus beaux poèmes. Contrairement à d’autres, c’est en prison qu’il a appris à ouvrir son cœur et parler de son rêve pour la première fois.
«Si moi je m’en suis sorti, tout le monde peut s’en sortir.» Avec une telle devise, Jean-Luc croit que sa cause mérite d’être défendue dans une démarche symbolique de la même ampleur que celle de Terry Fox avant lui. Traverser quelques milliers de kilomètre avec un seul message. Marcher pour la non violence, marcher en silence. Phil Latulippe l’a fait à 62 ans, Jean-Luc croit être capable de le faire à 46 ans. À tous ceux qu’ils considèrent comme ses frères égarés, il voudrait être le modèle de celui qui quitte tout pour repartir à zéro. En appuyant le projet de Jean-Luc, par le biais de dons et le soutien des organismes communautaires, la communauté aurait l’occasion d’agir en toute cohérence en réaffirmant des valeurs de non violence, d’éducation et de prévention.
Je ne sais pas si Jean-Luc réalisera son rêve, si la communauté répondra à son appel, mais juste le fait d’y croire semble le rassurer et le tenir loin de la rue. Loin du crime. Il se définit aujourd’hui comme un guerrier de la lumière, parce qu’il ose se battre contre lui-même, contre toutes les peurs qui ont marqué sa vie. Il retrouve dans ses réalisations artistiques une fierté et une estime de soi qu’aucune activité criminelle ne peut lui donner.
Depuis 1990, dans le cadre de mon travail auprès des détenus de «Bordeaux», des centaines de jeunes, dont des membres de gangs de rue, me confient leurs rêves et leurs projets. Certains sont plus réalistes que d’autres, mais ils expriment tous un appel à l’aide, une profonde urgence de s’en sortir. Pour réaliser leurs projets, plusieurs qui ont dû quitter le quartier, quitter la ville. Certains ont dû quitter le pays. Partir loin, le temps de se refaire.
Aussi dangereux soient-ils, les jeunes issus des gangs de rue ne sont pas des extraterrestres. Ils viennent de nous et après leur passage en dedans, ils reviennent à nous. Entre temps, que faisons-nous de particulier avec eux, alors que nous les avons sous les yeux, pour réduire le danger qu’ils représentent pour eux-mêmes et pour la société? Réduire les conséquences sur leurs familles et sur leurs enfants. Que faisons-nous pour réduire le coût social et économique de leurs activités criminelles : Après tout, les membres de gangs de rue ne représentent-t-ils pas un peu la face cachée de nous-mêmes : Ces jeunes dont on parle, sans jamais les entendre parler eux-mêmes, ont aussi quelque chose à nous dire. Et si on osait les écouter un peu, pour éventuellement découvrir d’autres faces cachées : Celles dont ils sont les seuls à pouvoir en parler. Celles qui révèlent notre part de responsabilité. Responsabilité sociale, responsabilité familiale. Celles qui envisagent aussi des pistes de prévention et de réinsertion. Celles qui transcendent des leçons de rue pour en faire des leçons de vie.
Il y a dans le rêve de Jean-Luc une part de nous tous.
Bonne chance Jean-Luc!
Mohamed Lotfi