31 déc. 2021 | Reportages

Oum Kaltoum

J'ai toujours 8 ans!

Nous sommes le 31 décembre, une des dates de naissance qu’on attribue à Oum Kalthoum qui, selon plusieurs sources, serait née en 1898 ou en 1902.

Puisqu’on est au dernier jour de l’année, admettons que la plus grande chanteuse arabe de tous les temps est née un 31 décembre. Ça tombe bien, moi aussi!

Parce que je connais bien le parcours de la diva, ici s’arrête la comparaison entre elle et moi! D’ailleurs quand il m’arrive de parler d’elle, entre amis ou en famille, je ne sais jamais quand arrêter! Tant de choses à dire sur celle qui, depuis 2015, un cratère de la planète Mercure porte son nom, en son honneur! Kulthum!

Un jour Dany Laferrière m’a dit « Toi qui connaît si bien Oum Kaltoum, tu devrais en parler plus souvent, publiquement ». Dany est particulièrement impressionné par le culte que représente encore aujourd’hui, la diva égyptienne, auprès des millions d’arabes.

Je ne suis pas sûr qu’Oum Kalthoum a besoin de moi pour se faire connaître! Comme journaliste, j’essaye plutôt de révéler des talents beaucoup moins connus pour ne pas dire anonymes. Ceci-dit, à l’occasion de son anniversaire et le mien, je peux raconter brièvement comment Oum Kalthoum est entrée dans ma vie.

J’avais 8 ans, trois mois et 18 jours lorsque celle qu’on surnomme « l’astre d’orient » s’est pointée à deux pas de chez-moi. Ce 18 mars 1968, j’allais prendre conscience de l’avantage de demeurer dans le même quartier, presque la même rue, que le plus grand théâtre du Maroc. Là où l’idole des peuples arabes allait donner son troisième et dernier concert. Un jour heureux pour les marocains puisque, suite au succès des deux premiers concerts, la télévision nationale venait d’annoncer qu’elle allait le transmettre en direct.

Dans mon quartier, plusieurs familles n’avaient pas le privilège de posséder, comme nous, un poste de télévision. Le soir de la transmission, notre maison a été tout d’un coup prise d’assaut par les voisins. Le salon était tellement bondé que je ne me sentais plus chez-nous. De toute façon, la grande chanteuse, aussi adulée soit-elle, ne faisait pas encore partie de mon univers. Mais ça n’allait pas trop tarder!

Aux premières notes de la première chanson, les yeux collés au petit écran, plus personne ne disait un mot. Ces humains de mon environnement étaient soudainement connectés ailleurs. J’avais le sentiment d’être resté seul sur terre. Je n’étais plus sous la surveillance de personne. J’ai décidé que c’était le bon moment pour sortir alors que la nuit tombait. La cantatrice n’était pas très loin de la maison. Dans ma petite tête de 8 ans, je me demandais pourquoi se contenter de voir Oum Kalthoum à la télé si je peux la voir en personne ?

Et me voilà tout seul au milieu d’une rue déserte et je marche tout droit en direction de l’entrée des artistes du Théâtre Mohammed V.

Le long de ce trajet qui sépare notre immeuble du grand théâtre, j’ai vécu ce qui allait s'avérer une conversion à une nouvelle religion. De toutes les fenêtres de ma rue, l’orchestre d’Oum Kalthoum me suivait pas à pas et une fois rendu au dernier immeuble au bout de la rue, la diva entama son premier opus avec ses mots qu’elle semblait adresser à moi personnellement:

A l’aube fine et claire me parvint

d’une voix douce et légère

surgie des profondeurs inconnues

l’appel au réveil de l’humanité endormie

Levez-vous emplissez de vos envies la coupe de vos désirs

avant que ne remplisse le calice de la vie

la main du destin

سمعت صوتا هاتفا فى السحر

نادى من الغيب غفاة البشر

هبوا املأوا كأس المنى قبل أن

تملأ كأس العمر كف القدر

Je me suis approché d’une fenêtre et j’ai écouté, les yeux fermés, cette chanson, qui ne ressemblait à aucune autre, jusqu’à la dernière note. Je n’avais pas tout saisi de la profondeur des paroles en arabe classique, mais pour la première fois, j’ai senti la voix d’Oum Kalthoum résonner en moi comme un appel céleste.

Quelques années plus tard, en faisant mieux connaissance de la diva, j’allais apprendre que c’est au poète Ahmed Rami (qui a écrit 137 chansons pour Oum Kaltoum) que revient le mérite de cette poésie, librement inspirée des quatrains d’Omar Khayam et merveilleusement mise en musique par le très grand compositeur attitré d’Oum Kaltoum, Riyad Al Sonbati.

J’ai appris aussi dans une entrevue qu’Oum Kalthoum accorda, après ces trois concerts, que de toutes ses tournées dans les pays arabes, elle n’a jamais été aussi bien accueillie qu’au Maroc. On y apprend aussi, que c’est le public marocain qui a fixé le programme des trois représentations. Elle avait bien noté que « Les marocains aiment beaucoup Robaeyat Al Khayam », une chanson qu’elle n’avait pas interprété sur scène depuis des années.

Le cœur est éreinté par l'adoration de la beauté

Et la poitrine est exiguë pour tout ce qu'il y a à dire

Oh mon Seigneur, es-tu donc satisfait de cette soif

Alors que l'eau coule devant moi claire et fraîche

Il vaut mieux pour ce cœur de battre

Et dans les flammes de l'amour de brûler

Quelle perte le jour que je passe

Sans que je n'aime et sans que je ne m'éprends

Réveille-toi ombre légère voilà le milieu de la nuit

Abandonne le sommeil et fais la cour aux cordes (de musique)

Le sommeil n'a jamais allongé une vie

Et les longues veillées ne l'ont jamais raccourci

القلب قد أضناه عشق الجمال

والصدر قد ضاق بما لا يقال

يارب هل يرضيك هذا الظما

والماء ينساب أمامى زلال

أولى بهذا القلب أن يخفق

وفى ضرام الحب أن يحرق

ما أضيع اليوم الذى مر بى

من غير أن أهوى وأن أعشق

أفق خفيف الظل هذا السحر

نادى دع النوم وناغ الوتر

فما أطال النوم عمرا ولا

قصر فى الأعمار طول السهر

Quel que soit soit le thème de ses chansons, qu’elles soient en arabe classique ou en dialecte égyptien, quelles que soient ses interminables improvisations vocales et la virtuosité de ses interprétations, Oum Kaltoum chante toujours dans un esprit de prière et de recueillement. C’est ainsi qu’elle a été éduquée.

En observant son père, imam de métier, enseigner les chants religieux à son frère ainé, la petite Fatima apprend vite à chanter. Impressionné par son talent exceptionnel, son père l’embarqua dans sa troupe. Elle n’avait que 10 ans quand elle commença à faire la tournée des villages à l’occasion des fêtes religieuses. Son père la déguisait en garçon pour ne pas offenser les moeurs de l’époque. C’est seulement à l’âge de 16 ans qu’elle se fait remarquer par le célèbre Cheikh Abou El Ala Mohamed qui lui a offert l’occasion de chanter un répertoire différent des chants religieux. Mais dans toutes ses chansons, même les plus légères, la voix d’Oum Kalthoum est restée synonyme d’un rendez-vous avec le ciel. Avec quelque chose de plus grand que nous!

Quelles que soient leurs confessions, pour des millions d’arabes, Oum Kalthoum est devenue une religion rassembleuse. Dans ma rue, derrière cette fenêtre d’où j’ai pu écouter pour la première fois une chanson entière d’Oum Kalthoum, il y avait une famille marocaine de confession juive qui l’écoutait tout aussi religieusement que moi!

Le 17 octobre 1967, six mois avant sa visite au Maroc et quatre mois seulement mois après la défaite de l’Egypte face à Israël, Oum Kalthoum a maintenu la programmation de son spectacle à l’Olympia de Paris. Pour elle c’était un acte de résistance que de se rendre dans une capitale de l’occident et d’acclamer, en présence de Charles de Gaulle, « Rends-moi ma liberté, libère-moi les mains », de sa chanson Al Atlal (Les ruines). Parmi les 2600 spectateurs, 500 étaient des arabes de confession juives. Aucune considération politique ou religieuse, aucune guerre, ne pouvait les empêcher d’assister aux deux seules représentations qu’Oum Kalthoum donna en dehors des pays arabes.

En quittant l’Olympia, un jeune artiste en quête de sens, décida que désormais l’islam sera sa religion et se retrouva le lendemain à la mosquée de Paris pour apprendre à faire ses premières ablutions. Il s’appelle Gérard Depardieu. Moi, je n’avais encore que 7 ans, je devais attendre mon tour pour faire ma propre conversion!

Rends-moi ma liberté, libère-moi les mains

J'ai tout donné, je n’ai rien gardé pour moi

Ah, tes chaînes ont ensanglantées mes poignets

Pourquoi je les laisse alors qu'elles m'ont éreintée?

Pourquoi dois-je tenir des promesses que tu n'honores plus?

J'en ai assez de cette prison, maintenant le monde m'appartient.

أعطني حريتي أطلق يديا إنني أعطيت ما استبقيت شيئا

آه من قيدك معصمي لم أبقيه فما أبقى عليا

ما احتفاظي بعهود لم تصنها وإلام الأسر والدنيا لديا

À ses obsèques le 5 février 1975, Oum Kaltoum a été conduite jusqu’à sa dernière demeure par trois millions d’égyptiens (Certaines sources parlent de cinq millions). Existe t-il dans l’histoire, des funérailles qui ont rassemblé autant de monde pour les obsèques d’une artiste ? Lors de la procession officielle dirigée par les militaires, la foule avaient arraché le cercueil et retarder l’enterrement de celle qui a réussi ce qu’aucun dirigeant arabe, même pas Nacer, n’a jamais réussi. Rassembler les peuples, quelques soient leurs religions et leurs différences. On raconte que les mêmes militaires, pour reprendre le contrôle de l’évènement, avaient mise en scène de faux cercueils pour disperser les foules, en état de transe.

Comme des millions d’admirateurs, je pleurais la disparition de l’Astre d’orient en suivant la transmission en direct de ses obsèques. J’avais 15 ans.

Deux ans plus tard, je me suis trouvé sur la même scène du Théâtre Mohammed V, pour jouer ma première pièce de théâtre. Là où, neuf ans plutôt, Oum Kalthoum a fait battre les coeurs des marocains à l'unisson.

Jusqu’à aujourd’hui, il ne passe pas un jour sans que la voix d’Oum Kalthoum ne vienne mettre de sa lumière dans mon quotidien. Et s’il passe un jour sans que je l’écoute, c’est elle qui m’écoute! Parmi ses quelques 500 chansons, il y a toujours un extrait ou une mélodie qui vient trouver place dans ma voix imparfaite. Et à chaque fois, j’imagine l’Astre d’orient me lancer un clin d’oeil, de là haut!

J’ai toujours 8 ans!

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Je dédie ce texte à ma tante Lalla Rabea Laraki qui, à chacune de nos conversations, elle m’a transmis la passion pour Oum Kalthoum. De toute la famille, elle est la seule a avoir payé très cher le billet d’entrée pour assister à ce troisième concert. Elle s'est même permis, à la fin du spectacle d'échanger quelques mots avec la diva.

Je remercie infiniment la grande artiste Lousnak qui a accepté, à ma demande, de créer un dessin d’Oum Kalthoum. Ici la cantatrice est habillée d’un caftan marocain, le même qu’elle portait lors de ce troisième concert au Théâtre Mohammed V à Rabat le 18 mars 1968.

Et pour ceux qui ne connaissent pas encore Oum Kalthoum, Youtube regorge des archives et des documentaires, notamment sur son voyage au Maroc.

Bonne et heureuse 2022!

Mohamed Lotfi

رباعيات الخيام حفلة المغرب - 1968 كامله

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